“Retourne dans ta cuisine" : quand la haine en ligne devient une violence au travail
Ce que vivent les créatrices de contenu lors d'événements comme le GP Explorer n'est pas un simple backlash digital. C'est une attaque dans leur cadre professionnel. Et on ne le tolérerait jamais ailleurs.
Travailler en ligne, subir hors cadre
Il faut qu’on arrête de minimiser ce qui se passe. Quand une femme créatrice de contenu monte dans une voiture de course ou poste une vidéo sponsorisée, elle n'est pas en train de "jouer à Internet". Elle travaille.
Elle exerce un métier. Avec ses compétences, ses prises de risques, son exposition. Et quand elle se prend des milliers de commentaires sexistes, humiliants, violents, ce n'est pas un débat d'opinion. C'est du harcèlement professionnel. Point.
GP Explorer : l'exposition et la meute
En 2023, après un accrochage en course lors du GP Explorer, la créatrice Manon Lanza a reçu un déluge de haine. "Femme au volant, mort au tournant". "Retourne dans ta cuisine." "On devrait t'interdire de piloter." Et une volée d'autres insultes d'une violence énorme. Ce n’est pas une impression : selon TF1 Info, elle a reçu plusieurs milliers de messages haineux en quelques heures.
En 2025, rebelote pour Kaatsup, deuxième au classement final : on l'accuse d'avoir "volé la place de Squeezie", de ne pas mériter sa victoire, de ne devoir sa performance qu'à la chance. Ou à son genre. BFMTV rapporte qu'elle a choisi d'ignorer les messages, mais leur teneur était sans ambigüité : sexisme crasse, mépris gratuit, attaques personnelles. Certains commentaires disaient : "Heureusement qu'il n'y avait pas de créneau à faire", ou encore : "C'est parce qu'elle est une meuf qu'on la laisse gagner."
Et cette année, d’autres créatrices ont aussi été visées. Léa Elui, l’une des influenceuses françaises les plus suivies au monde, a été prise pour cible avec des commentaires moqueurs et dégradants sur son apparence, sa voix, sa présence. "Elle a rien à faire là." "Elle sert à quoi à part faire joli ?" Maghla, streameuse très engagée contre les violences sexistes, a, elle aussi, reçu une vague de commentaires haineux, souvent teintés d’ironie violente et de dénigrement systématique.
Et si c’était dans un open space ?
Mais imaginons un instant la même scène ailleurs. Une salariée en entreprise fait une présentation ratée. Est-ce qu'on autoriserait un collègue à lui balancer : "Retourne à la cuisine" ? Est-ce qu'on jugerait normal qu'un public se déchaîne contre elle, en meute, parce qu'elle est une femme ?
Non. Ce serait condamné. Il y aurait des sanctions. Des RH, des protocoles, un rappel à l'ordre. Parce que dans ce cadre-là, on reconnaît que l'humiliation sexiste n'a rien à faire au travail.
Pourquoi ce serait différent en ligne ? Pourquoi, parce que le bureau est remplacé par une caméra ou un circuit, on devrait tolérer l'intolérable ?
Leur scène, c’est une piste de course, un plateau de tournage, un livestream. Leur métier, c’est d’être visible, de créer, de performer. Les violences qu’elles reçoivent sont directement liées à leur activité professionnelle, comme si dans un open space, on se permettait de hurler des insultes à chaque femme qui prend la parole.
Harcèlement digital = souffrance réelle
Ce que vivent les créatrices aujourd’hui, c’est une nouvelle forme de violence au travail. Invisibilisée parce qu’elle passe par les commentaires. Banalisée parce qu’elle est publique. Mais réelle, constante, brutale.
Les études sont claires : les femmes sont plus exposées que les hommes au harcèlement en ligne, reçoivent plus d'insultes à caractère sexiste, et adaptent leur comportement pour se protéger. Selon une étude de 2023 intitulée "Women’s Perspectives on Harm and Justice after Online Harassment", elles déclarent un impact psychologique plus lourd, une tendance à se censurer, voire à quitter les plateformes.
Une autre recherche du Center for Countering Digital Hate (CCDH) montre que les créatrices sont souvent ciblées dès qu’elles abordent des sujets féministes ou simplement parce qu’elles sont visibles.
Et pendant ce temps, les plateformes esquivent. Les collectifs sont rares. La parole de celles qui restent est d'autant plus précieuse.
Créer, ce n’est pas encaisser
Créer du contenu, ce n’est pas juste "poster". C’est gérer une audience, une stratégie, un message. C’est exposer son visage, sa voix, ses idées. C’est s’exposer tout court.
Et on ne devrait pas avoir à s’endurcir pour survivre. Ni à "prendre sur soi". Ni à ignorer les injures pour "ne pas faire de vagues". On devrait pouvoir travailler sans être attaquée.
La création de contenu est un vrai métier. La haine qu’il suscite chez certains, surtout quand elle vise des femmes, est une vraie violence professionnelle. Et il est temps de la traiter comme telle.